Vive la République, vive les médaillés !

Depuis qu’on a commencé à décoré les plus grands travailleurs du pays, mon voisin ne porte plus son masque. Il éclabousse tout le monde avec sa contagieuse rengaine : « les plus méritants ne sont pas toujours à l’honneur. Il y a des récipiendaires qui ploient sous le poids de leur médaille ! Il y en a même qui ne pèsent pas plus que l’épingle de l’honneur usurpé ». Mon voisin exagère quand même un peu ! Mais comme dit l’adage : « le chien aboie, la caravane passe ». Tous ceux qui ont été « immatriculés » sont les vrais bosseurs de la République.

Et puis, il y a des critères clairs et le choix n’est pas fait dans la dentelle ! Il faut au minimum avoir quinze ans de service pour être appelé sous le drapeau et répondre à haute voix « présent !» A moins que vous fassiez preuve d’une bravoure épique en traversant par exemple les flammes pour sauver la vie de l’homme le plus intègre ! A moins que vous vous jetiez dans un puits perdu plein d’eau pour remonter avec le fils unique de la République ! Quinze ans, ce n’est pas quinze jours ; quinze ans dans la vie d’un agent, c’est tout un combat arrosé de sueur et parfois de sang !

Mon voisin m’a traité de simpliste avant de me jeter à la figure sa vérité qui rougit les yeux : « on peut passer vingt ans à se servir au lieu de servir, à tourner le pouce sans le moindre fait de guerre, sans être un foudre de guerre ». J’ai dit à mon voisin qu’on n’a pas besoin d’être un va-t-en-guerre ou d’aller à la guerre pour avoir une médaille ; on peut gagner la plus petite des batailles et empocher la plus belle des médailles d’or.
On peut même réveiller un patriote dormeur pour lui décerner une médaille de prestige pour honorer le repos du guerrier.

Mon voisin a commencé à me citer des noms et à dresser un véritable réquisitoire contre certains bienheureux et bénis de la Nation. Mais c’est une question de chance, voisin ! Non, rétorqua-t-il, « ce n’est pas une question de chance. On ne peut pas attribuer les honneurs de la Nation à quelqu’un qui n’a aucune passion pour la Nation ; on ne doit pas bazarder les symboles de l’Etat à des gens qui ont bradé le patrimoine du même Etat ». J’ai dit à mon voisin que la plupart de ceux qui ont été décorés ont au moins 9/10 comme note et 9/10 est la marque des premiers de classe ! Il me regarda avec un « air COVID », pardon, un air livide et poussa un soupir de grabataire.

Puis, il me montra ses mains ; il avait perdu deux doigts de la main droite et un doigt de la gauche. Il marmonna en larmoyant : « ce pays me doit jusqu’aux doigts ; fallait-il que je lui donnasse mes deux bras pour qu’il me serrât dans les siens ? Voudrait-il que je m’amputasse les deux jambes pour reconnaître mon sacrifice ? ». Il cracha par terre le trop plein de bile qui lui remontait à la gorge et se mit à nouveau à égrener son chapelet d’indignation sur les bouts de doigts incomplets de sa main mutilée. Et un grand silence retentit dans la causette. Comme mon voisin, ils sont nombreux ces dignes filles et fils oubliés ou négligés qui ont tout donné à ce pays sans un seul insigne de reconnaissance. Comme mon voisin, il y a de vrais grands hommes toujours vivants qui ont aimé ce pays au péril de leur vie, au prix du sacrifice suprême.

Ils regardent depuis leur coin, loin des feux de la rampe, ceux pour qui ils se sont battus pour soulever le trophée d’une guerre qu’ils n’ont jamais menée. Ils entendent le tintamarre des éloges et des fanfares retentir dans les cœurs évidés des camelotes élevés au rang de patriotes. Ils regardent le genou porter le chapeau devant la tête rasée qui se secoue de dépit face au partage incontestable de Dieu. Tout le monde ne peut avoir droit à une médaille certes, parce que de toute façon, on ne travaille pas que pour une plaque de bronze ou d’or. Mais au-delà de toute considération, il faut redonner aux symboles de la République les principes et valeurs qui boostent et font voler le mérite au-dessus des menus fretins politiques.

Cette chronique sonnera peut-être dans le rang de certains récipiendaires comme la voix du rabat-joie de mauvaise haleine qui s’invite à la fête sur un coup de tête. Mais si la conscience et le bons sens existent encore, il y a des médailles qui brilleront plus que d’autres. Cette chronique sera vite décorée avec agrafe « aigris de la République », mais c’est en la lisant entre les lignes qu’elle méritera toute sa raison d’être. Il paraît que la décoration se fête comme on célèbre un mariage ; moi qui pensais béatement et bêtement qu’avant de les élever au-dessus de la mêlée, la décoration tenait aussi compte du sens de la mesure et de l’humilité des hommes. Il paraît que la décoration donne droit à une bonification d’échelon ; en français facile, elle fait monter le salaire. Comprenez donc que le griot à la langue mielleuse soit élu à la place du fou du roi aux « incartades » sincères mais abjectes ! Vive la République ; vive les médaillés !

Clément ZONGO
clmentzongo@yahoo.fr

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