Production des tubercules dans la Sissili : Des cultures orphelines en voie de disparition

Généralement, le taro occupe de petites parcelles.

La province de la Sissili a une renommée dans la production de l’igname. Aux côtés de celle-ci, plusieurs autres tubercules sont cultivés dont le taro et le fabirama. Mais ces cultures dites orphelines ou marginales peinent toujours à se frayer un chemin. De nos jours, nombre de paysans les produisent juste pour leur consommation tandis que d’autres les ont carrément reléguées aux oubliettes. 

Pour faire le tour de sa ferme agricole, il faut avoir les jambes solides. D’une superficie de plus de 20 hectares (ha), le champ de Amadou Nacro, originaire de Bieha, à 35 km de Léo (province de la Sissili), fascine par son étendue et son contenu. Des plants de maïs, de soja, d’arachide, de niébé, de riz, … s’étendent à perte de vue. A côté de ces spéculations, des cultures dites orphelines, notamment le taro et l’igname à tubercules aériens, sont aussi enregistrées. Mais contrairement aux céréales et aux légumineuses, ces tubercules occupent une portion toute infime. Environ 0,25 ha. Là également, ce sont des cultures associées qui se disputent l’espace. De l’igname, du taro, de la patate douce et de l’igname à tubercules aériens se partagent les buttes sur la même parcelle.

Là où Amadou possède un champ destiné uniquement au taro (kudubadé, en mooré), c’est au milieu des concessions, sur un petit espace qui tient lieu de poubelle. La décomposition des matières organiques qui y sont déposées constitue une aubaine pour les plantes du Colocasia esculenta (nom scientifique du taro). Cela fait 37 ans qu’il produit ces tubercules sans discontinuer. Une tradition qu’il dit avoir hérité de son défunt père. Mais depuis lors, M. Nacro n’a jamais songé à agrandir cette parcelle. Il en est de même pour le fabirama (pèsa, en mooré) qu’il n’a pu produire cette année pour défaut de conservation de la semence.

La production du fabirama est parfois considérée comme une activité des femmes.

Pour ces cultures dites orphelines ou marginales, Amadou soutient que leur production demande beaucoup d’efforts, alors que leurs prix ne sont pas enviables sur le marché. « Les clients viennent de Ouaga et imposent leurs prix. Par exemple, la bassine de l’igname à tubercules aériens s’achète entre 3 500 et 4 000 F CFA ». C’est pourquoi, une production à grande échelle de ces tubercules n’a jamais effleuré son esprit. Visiblement, il semble être le seul dans son entourage qui s’adonne toujours à ces cultures. Beaucoup les ont délaissées au profit des céréales ou d’autres cultures de rente. C’est le cas de Seibou Nacro, par ailleurs conseiller villageois de développement de Bieha, qui préfère mettre l’accent sur les céréales qu’il estime facile à produire.

A 12 km de là, Emmanuel Zogona est vu comme un pionnier dans la production du taro et du Solenostemon rotundifolius (nom scientifique du fabirama). Dans le village de Prata, à la frontière ghanéenne, il a été le premier à expérimenter ces tubercules en 2006. « Mon champ a été une école pour certaines personnes dans la localité », fait-il savoir.

Production contraignante

16 ans après, ils ne sont toujours pas nombreux à avoir adopté les cultures orphelines. La raison, Emmanuel dit ne pas savoir grand-chose. L’évidence est que lui-même n’a pas augmenté de façon considérable les superficies de ces tubercules. Pendant que des dizaines d’hectares sont réservés à l’exploitation du maïs ou du niébé, M. Zogona a juste prévu 0,5 ha pour le fabirama et 0,25 ha pour le taro. En effet, reconnait-il, la production de ces spéculations est contraignante, contrairement aux céréales ou aux légumineuses. « Dès les premières pluies, nous labourons le champ pour semer le taro et le fabirama. Au préalable, nous y répandons de la fumure organique.

Emmanuel Zogona, producteur à Prata : « produire le taro ou le fabirama est risquant ».

Pour le fabirama, il faut couvrir toute la surface du champ avec de la paille ou des branches d’arbres en vue de protéger les semis du soleil », explique Emmanuel Zogona. Il n’est pas non plus satisfait des prix auxquels ses produits sont écoulés sur le marché local. Son gain annuel tiré de la vente du fabirama tourne autour de 60 mille F CFA. « Pour un sac de 100 kg de fabirama qui devrait se vendre à 25 mille F CFA, les commerçants veulent l’acheter à 10 mille F CFA. Si nous ne cédons pas, c’est nous qui allons perdre parce que nos tubercules risquent de pourrir », déplore Emmanuel.

Cette situation est favorisée par l’enclavement de son village dont l’accès en hivernage relève d’un parcours du combattant. C’est pourquoi lui et bien d’autres paysans de Prata ont fait de ces tubercules, des produits de soudure et non de rente. Les producteurs doivent aussi relever le défi de la conservation car, la plupart des tubercules pourrissent après les récoltes. M. Zogona dit conserver les siens dans des greniers, des caves souterraines ou dans des seccos qu’il accroche aux houppiers des arbres. Des techniques qui, pour lui, demandent encore à être améliorées.

Un autre souci est la rareté et la cherté de la main-d’œuvre. De quoi donner des sueurs froides à Amadou Nacro qui doit chaque fois emblaver des dizaines d’hectares. Pour produire son igname et son taro, il est obligé de débourser 25 F CFA par buttes. Dans la commune de Bieha, nous n’aurons pas la chance de voir d’autres champs de cultures orphelines, minimes soient-elles. De fortes averses tombées la veille (12 septembre 2022) dans la localité rendent difficile l’accès à bien de sites de production. Le chef de l’Unité d’animation technique (UAT) de Bieha, Abdoul Rahim Kindo, annonce 107,4 millimètres (mm) d’eau enregistrés en une journée. Une quantité qui est nettement supérieure au cumul pluviométrique relevé dans la première décade du mois qui était de 100,4 mm. Du jamais vu depuis ces dix dernières années, à l’en croire.

Drissa Nignan est le seul qui continue de cultiver le taro à Nadion et… par plaisir.

A Léo, la magnanimité des responsables du Centre médicale avec antenne chirurgicale (CMA) a permis à Noelie Sawadogo d’entretenir une petite parcelle de fabirama ainsi que d’autres cultures telles que l’arachide et le voandzou dans l’enceinte de l’établissement. Cette activité, il la pratique depuis plus de 20 ans. « J’ai décidé de produire ce tubercule, parce qu’il m’aide à payer la scolarité de mes enfants », justifie la veuve Noelie. Elle exécutait le travail avec le soutien des membres de sa famille. Mais cette année, beaucoup ont désisté eu égard à la pénibilité de la tâche. Chez eux, la préparation du sol se fait à l’aide des biceps et des pioches. « Les années passées, nous pouvions gagner plus de 100 mille F CFA dans la vente du fabirama. Cette fois-ci, nous étions trois seulement à cultiver, d’où la diminution de la superficie emblavée », indique-t-elle. L’autre casse-tête relevé par Noelie dans la production du Solenostemon rotundifolius est le paillage. Pour elle, il est souvent difficile de trouver des branches d’arbres pour couvrir les semis. Elle signale également la présence de parasites qui attaquent le fabirama et réduisent drastiquement les rendements.

Des tubercules pourtant prisés

A 68 ans, Drissa Nignan est pratiquement le seul à produire le taro à Nadion (environ 12 km de Léo). Devant sa concession, se dresse son petit champ qu’il surveille comme de l’huile sur du feu. Entre le vieux Drissa et le Colocasia esculenta, c’est une question d’amour. « Je ne cultive pas le taro pour de l’argent mais par amour », signale-t-il, l’air taquin. Ce « mariage » dure depuis 2012, alors qu’il était rentré de l’aventure pour ressusciter une culture qui était autrefois pratiquée par son géniteur. A l’écouter, son taro est plutôt partagé à ses amis qui en raffolent. Même si M. Nignan ne consomme pas les tubercules, les feuilles constituent pour lui une excellente sauce. « L’avantage du taro est que les animaux domestiques ne le broutent pas. C’est pour cela que je peux le cultiver entre les concessions », souligne le sexagénaire. Ce qui l’épargne sans doute des conflits avec les éleveurs. Drissa dit constater que le taro est prisé alors que très peu de personnes veulent le produire. Tôt ou tard, se convainc-t-il, les gens vont se lancer dans sa production car, il participe à la sécurité alimentaire et procure des revenus aux ménages.

A Prata, le champ d’un demi-ha de fabirama appartenant à Emmanuel Zogona impressionne.

Anas Yago, producteur à Léo, est déjà dans cette dynamique. Ayant suspendu momentanément les cultures marginales (taro et fabirama) pour des raisons de santé, il compte les relancer avec plus d’entrain. Son projet est de réserver un ha à chacune de ces cultures les années à venir. Anas justifie leur faible niveau de production par le manque d’accompagnement, laissant chaque paysan dans le tâtonnement. « Nous ne maitrisons pas les itinéraires techniques de production de ces tubercules pour booster les rendements. En outre, ils n’ont pas de semences améliorées comme la pomme de terre », regrette-t-il.

Le chef UAT de Bieha, Abdoul Rahim Kindo, confirme ses propos mais soutient que des appuis techniques ponctuels sont apportés à certains producteurs lors des sorties des agents d’agriculture. A l’écouter, il n’est pas aisé d’estimer les superficies des cultures marginales parce qu’elles sont le plus souvent associées à d’autres cultures. « Pour le taro et le fabirama, les quantités produites ne ressortent pas dans nos données statistiques, parce que les enquêtes du ministère portent  sur les principales cultures telles que les céréales, les légumineuses, l’igname… », clarifie le Directeur provincial (DP) en charge de l’agriculture de la Sissili, Sané Topan. Et M. Kindo de renchérir que les cultures orphelines sont d’abord destinées à la consommation avant d’être portées sur le marché.

A l’image d’Amadou Nacro, ils ne sont plus nombreux à produire l’igname à tubercules aériens.

Au regard du faible engouement des producteurs pour les cultures marginales, beaucoup se demandent si elles ne vont pas disparaitre avec le temps. En attendant, c’est la ruée vers le soja qui est la nouvelle donne dans la Sissili.

 

Mady KABRE