Mise en valeur des terres à Bagrépôle : des projets d’agro « noyés » dans le Nakanbé

Un terrain non mis en valeur sur le site des agro-investisseurs.

Dans ses missions d’offrir des terres aménagées aux populations, le pôle de croissance de Bagré ou Bagrépôle a recruté, à la suite d’un appel à concurrence, 20 agro-investisseurs pour la mise en valeur de 1 130 ha. Pour y arriver, ceux-ci devraient effectuer des aménagements complémentaires à coups de millions F CFA. Mais depuis leur installation en 2013 jusqu’en 2020, rien n’a bougé. Entre retrait de parcelles, départ volontaire et redimensionnement des superficies, le projet est toujours plongé dans la léthargie.

Ce jeudi 13 avril 2023, le jour s’annonce chaud et ensoleillé sur le site du projet « Pôle de croissance de Bagré », dans la région du Centre-Est. Au menu de notre programme du jour, la visite des champs des agro investisseurs situés sur le long du canal primaire, dans la commune rurale de Bittou. Rendez-vous est pris avec notre guide, Adama Sorgho, de la radio Bagrépôle. Pour des raisons de sécurité, le véhicule fond rouge est remplacé par un pick-up de la radio.

De 2022 à nos jours, les responsables de Bagrépôle, craignant pour leurs vies, n’ont pas mis les pieds dans cette partie de la plaine.C’est donc avec beaucoup d’appréhensions que nous embarquons dans cette zone. L’on n’aura pas moins de 45 km à avaler. Un rideau de verdure couvre les champs des paysans et semble réguler la température à ce niveau. L’entame des terrains secs et nous voilà plongé dans l’antre du domaine des agro investisseurs. Çà et là, de vastes étendues de terres inexploitées.

L’espace occupe une superficie totale de 1 130 ha. Vingt agro investisseurs y ont été installés, dont 5 en 2013 et 15 en 2020. En lieu et place des cultures, ce sont des arbres, des arbustes et des herbes qui nous accueillent. Ces terres aménagées présentent toujours leur visage de départ. Rien n’a bougé depuis lors. L’ouverture des pistes à l’intérieur des parcelles, l’installation du matériel d’irrigation et le déploiement des outils de production sont inexistants.

Des agro investisseurs en peine

Difficile de trouver un agro investisseur actif sur le terrain. La plupart sont dans leur confort douillet à Ouagadougou, très loin des réalités de Bagrépôle. Moumouni Kouda réside dans le quartier huppé de Ouaga 2000 et dirige plusieurs entreprises dont Agro food. Il a obtenu 120 ha à Bagrépôle où il compte produire du maïs. En prélude aux aménagements, il s’est attaché les services des experts pour réaliser les études techniques. « Le coût des investissements est évalué entre 500 et 700 millions F CFA», dit-il.

Les seuls indices visibles de son projet, ce sont le garage et le bâtiment destiné à loger les employés. A cause des contraintes financières, le projet d’aménagement de sa parcelle est tombé à l’eau. « Pour bénéficier de l’accompagnement des banques, il faut des garanties qui sont les documents du terrain. Peut-on vraiment nous obliger à investir dans un terrain dont nous ne détenons aucun document ? », s’interroge-t-il. Tout comme lui, Thiabrimana Ouoba, directeur général de l’entreprise SUNRIS, « se noie » dans les eaux du Nakenbé avec un projet ambitieux portant sur la production de la banane.

Thiabrimani Ouoba a décidé de mettre fin
à son aventure avec Bagrépôle.

Attributaire de 100 ha sur le site dédié aux agro investisseurs, il veut consacrer 80% des superficies à la production fruitière. Depuis son installation en 2013, c’est le statu quo. Responsable de plusieurs entreprises, il évalue le coût des investissements à réaliser entre 300 et 500 millions F CFA. « L’investissement, ce n’est pas de l’argent qu’on a déposé pour aller risquer. Il faut aller le chercher auprès des banques », insiste Moumouni Kouda.

Le Directeur général (DG) de Bagrépôle, Donkora Kambou, dresse à son tour un constat amer sur la mise en valeur des terres. « Sur les 1 130 ha, ce sont seulement 15% qui sont exploités en saison humide et 13% en saison sèche », indique-t-il. Le DG estime que la plupart des agro investisseurs se sont lancés sans savoir dans quoi ils s’engagent. « Les agro investisseurs, ce sont des gens qui ont la capacité financière pour accompagner la production », dit-il.

Le titre de propriété réclamé par les agro est le bail emphytéotique, un document qui leur confère la propriété du terrain pendant une durée de 99 ans renouvelable par les ayants-droits. Le problème avec ce document, révèle Thiabrimana Ouoba, est que l’Etat peut retirer la terre à tout moment. Mais, il a aussi des avantages indéniables comme le souligne le directeur de la valorisation économique de Bagrépôle, Rigobert Guengané.

« C’est un document qui permet d’avoir une certaine garantie, assurance et exonération de l’achat du matériel agricole à l’extérieur », dévoile-t-il. A entendre Donkora Kambou, c’est sur l’expérience réussie de la mise en valeur de la parcelle sur trois ans que Bagrépôle délivre le bail. « Aucun agro investisseur sur le terrain n’a respecté le cahier des charges, donc on ne peut pas leur délivrer de bail emphytéotique», soutient-il.

L’eau du barrage contient de la boue

Alors que certains d’entre eux comptent sur les banques qui ne semblent pas prêtes à

Le DG de Bagrépôle, Donkora Kambou : « nous sommes dans une dynamique de retrait des parcelles ».

accepter ce document administratif comme une garantie pour un prêt quelconque. C’est du moins le constat fait par M. Ouoba à l’issue des échanges qu’il a eus avec des banquiers. De plus, poursuit-il, aucune banque n’est disposée à financer un producteur à coups de millions F CFA. Comme alibi, les banquiers estiment que le secteur agricole comporte beaucoup de risques.

« L’une des banques a été claire, elle n’accompagne pas des start-up. Les agents m’ont dit d’aller investir pendant un bon bout de temps et quand ça va avancer, on pourra peut-être m’accompagner pour étendre mes activités », déplore le responsable de SUNRIS. Il se tourne vers la Banque agricole du Faso (BADF), espérant avoir gain de cause. Là également, rien de rassurant. « Ils m’ont proposé 25 millions F CFA.

Pour un besoin de financement de 500 millions F CFA, j’ai préféré aller avec mes propres moyens », se désole Thiabrimana Ouoba. Le responsable d’Agro food, Moumouni Kouda était prêt à lancer la commande de ses équipements agricoles. L’insécurité a freiné son élan, puisque ses employés ont décampé et le matériel déployé dans son champ a été évacué. « La machine que je m’apprêtais à acquérir en Italie peut arroser 3 ha en deux heures.

J’allais commencer à cultiver et selon mes calculs, je devais réaliser un chiffre d’affaires de 200 millions F CFA par an. Au bout de deux ans, je pourrais aménager la moitié de mon champ avant de demander l’accompagnement des banques », note-t-il. Est-ce en raison du coût élevé des investissements que les agro investisseurs trainent toujours les pas ? Bien évidemment, répond Thiabrimana Ouoba.

« C’est la désillusion totale. L’investissement à faire par le promoteur est très important. Les coûts sont énormes », lâche-t-il. Rigobert Guengané ajoute en substance que l’investissement qui coûte le plus cher est le système d’irrigation. « Irriguer 100 ha, ce n’est pas du jeu. La chance est que nous pouvons le faire à partir du soleil mais c’est coûteux », souligne-t-il. A l’évidence, Thiabrimana Ouoba ne dira pas le contraire.

Moumouni Kouda : « il faut que les autorités arrêtent
la répression vis-à-vis des agro-investisseurs ».

Il a mis en place un système d’irrigation goutte à goutte qui n’a pas bien fonctionné. Les experts appelés à la rescousse se sont rendus compte que les tuyaux sont bouchés. L’eau du barrage est pointée du doigt. D’après les résultats d’analyse, elle contient de la boue et donc, pas adaptée à l’irrigation goutte à goutte. Ils lui recommandent alors le système gravitaire, une technique très gourmande en eau et pour laquelle les responsables de Bagrépôle ne sont pas partants.

Des agro investisseurs ayant une assise financière leur permettant de réaliser des investissements d’une grande ampleur, M. Ouoba se demande s’il en existe actuellement au Burkina Faso. «Il n’y a pas de professionnels en tant que tel. Même ceux qui se proclament professionnels, ce sont de simples revendeurs que de producteurs. Le problème principal réside dans la conception du modèle économique de Bagrépôle.

Au Burkina Faso, je ne connais pas un agro investisseur qui est prêt à investir un ou deux milliards de F CFA dans l’agriculture », affirme-t-il. Il reste convaincu que les agro investisseurs burkinabè sont des opérateurs économiques qui évoluent généralement dans divers secteurs, l’agriculture n’étant qu’une activité secondaire.

Un départ volontaire

L’entreprise chinoise, China Yunhong, a fait la différence. Sur son site de 126 ha, plusieurs bâtiments ont été construits de part et d’autre d’une piste aménagée qui les relie entre eux. Un seul employé y réside. Cette entreprise pourrait bientôt entrer en production si la situation sécuritaire revenait à la normale. « Chez les chinois, ce n’est pas forcément la rentabilité qu’ils voient. Ce sont beaucoup plus des actions de propagande pour montrer la suprématie chinoise, ils veulent être les meilleurs.

Ils ont souvent de gros financements chez eux », martèle Thiabrimani Ouoba. Après un long soupir, il informe qu’il a déjà fait évacuer son matériel pour le déployer ailleurs. Les employés ont aussi plié bagages sous la pression des groupes armés terroristes. Avec le refus des banques de financer les activités et les partenaires qui ont désisté, M. Ouoba ne voit plus la nécessité de cheminer avec Bagrépôle. Après réflexion, il a décidé de partir. « Si c’est à recommencer, je ne le ferai pas. Même s’ils arrivent à régler les problèmes, je ne suis plus intéressé.

Le canal primaire à partir duquel les agro-investisseurs peuvent pomper l’eau pour amener dans leurs champs

A la limite, je pourrais réduire à un niveau acceptable entre 10 et 15 ha, cultiver par amour et non pour de l’agro business », se justifie-t-il. De son côté, Moumouni Kouda a tenté, en vain, d’assurer son champ et son matériel agricole. Malgré tout, il tient à y rester. Il souhaite cependant que les autorités changent de discours à leur endroit. « Les responsables de Bagrépôle nous regardent comme des bandits alors que les expatriés le sont plus que nous. Quand ils nous convoquent, c’est pour nous tendre une facture », regrette-t-il.

Avec le contexte sécuritaire, il n’est pas sûr d’avoir encore le soutien des banques. Les responsables de Bagrépôle ont entrepris de retirer les parcelles à ceux qu’ils suspectent désormais de vouloir s’adonner à la spéculation foncière. « La spéculation foncière ne marchera pas. Celui qui n’arrive pas à exploiter ses terres, il peut réduire ses superficies ou désister. Nous avons plusieurs dossiers de demande de terres en instance, on pourra les en attribuer », tranche Rigobert Guengané.

Le DG de Bagrépôle est du même avis. « Nous sommes dans la dynamique du retrait des parcelles. Je pense que nous avons été très indulgents sur ce point », explique-t-il. Thiabrimani Ouoba pense qu’il faut commanditer une étude en vue de revoir le modèle économique de Bagrépôle. C’est à ce prix, selon lui, qu’on pourra faire bouger les lignes. Sans quoi, estime-t-il, attribuer les terrains dans les mêmes conditions, ce sera toujours échec et mat.

En plus de cela, il propose la création d’un fonds de garantie auprès des banques, qui puisse permettre aux producteurs d’avoir du financement. Il suggère enfin une autre forme de convention mieux adaptée que le bail emphytéotique. « Personne n’est prête à investir beaucoup d’argent sur un terrain non sécurisé », avoue-t-il. Quant à Moumouni Kouda, il conseille aux autorités de les soutenir car, entreprendre en temps de guerre n’est pas chose aisée. « On nous demande de payer les impôts.

On va payer les impôts de quoi, puisque rien ne marche ? », se lamente-t-il. En la matière, M. Ouoba déclare qu’il sera difficile à un agro investisseur de verser, après 10 ans d’exploitation, plus de 80 millions F CFA de taxes à Bagrépôle sans être propriétaire de son terrain. « Je préfère aller dans une zone mieux arrosée, acquérir la terre, construire mes forages et exploiter que d’être à Bagrépôle », avance-t-il.

Moumouni Kouda est déjà dans cette lancée. Dans le cadre de ses activités agricoles, il a acquis 70 ha à Sapouy et 75 ha à Bama. Même s’il venait à être exproprié à Bagrépôle, il a déjà son point de chute. En tous les cas, le projet des agro investisseurs a longtemps sombré dans la léthargie. Il est temps que les acteurs impliqués dans sa mise en œuvre aplanissent leurs divergences afin de lui donner une chance de réussite.

Ouamtinga Michel ILBOUDO

omichel20@gmail.com


 

Agro investisseurs ou opérateurs économiques ?

Dans le principe de ce projet, Bagrépôle veut des entrepreneurs disposant de la capacité financière pour investir. Le hic est que dans le domaine agricole, ces individus n’existent pas encore au Burkina Faso. Ceux qu’on appelle abusivement agro investisseurs et attributaires des terres à Bagrépôle sont en réalité des opérateurs économiques dont la plupart évoluent dans divers secteurs d’activités. Chez eux, l’agriculture n’est qu’une activité secondaire.

Quel agriculteur au Burkina Faso, n’exerçant aucune activité parallèle, est capable de défalquer 500 millions F CFA ou un milliard sans compromettre ses affaires ? Vouloir qu’un opérateur économique enlève de l’argent de sa poche pour investir dans un domaine qu’il ne maîtrise pas, c’est se compliquer inutilement la tâche. Tel est l’argumentaire développé dans leur milieu. Ce n’est pas pour rien qu’ils ont opté d’emprunter auprès des banques. Comme on le constate, ils sont loin d’être des agro investisseurs professionnels.

O.M.I