Aquaculture à Bagré : le manque d’aliment, un véritable casse-tête

Cet aliment tant prisé par le poisson s’apparente à de l’or à Bagré.

Autrefois réputée, la production piscicole à Bagré, dans la province du Boulgou, région du Centre-Est, est en train de battre de l’aile de nos jours. Depuis plus de quatre mois, les pisciculteurs privés n’ont plus d’aliment pour nourrir leurs poissons. Une situation qui a contraint certains à réduire leurs activités et d’autres à jeter tout simplement l’éponge. En attendant la relance de la production d’aliment à l’usine de Bagrépôle, c’est la consternation chez les aquaculteurs sur le terrain.

A Bagré, ce 12 avril 2023, nous sommes sur le site piscicole de Souleymane Yougbaré. Nichés entre les rizières et les parcelles de maïs qui s’étendent à perte de vue, douze bassins et étangs aquacoles fascinent les visiteurs. Il y en a de toutes les dimensions et dont le plus grand a une superficie de 2 000 m2. Il est 16 heures passées. Malgré tout, la canicule, couplée aux effets du jeûne musulman, oblige M. Yougbaré et ses jeunes employés à trouver refuge sous des arbres ombragés.

Pendant que certains sont plongés dans les bras de Morphée, d’autres devisent. A cette période de la journée, les poissons devraient être en train de recevoir leur aliment. Mais que nenni. Cela fait plus de quatre mois que Souleymane n’a plus d’aliment adapté pour nourrir ses tilapias et ses silures. Créée en 2013, son entreprise dénommée Aquapro Wendtoin Noura, évolue dans cinq domaines d’activités aquacoles, à savoir la production d’alevins de tilapias (carpes) et de silures, le grossissement du poisson marchand, la production d’aliment pour le poisson, la formation en pisciculture et la promotion de la pêche sportive.

Actuellement, le manque d’aliment a ralenti ou arrêté carrément ses activités. Dans certains bassins de grossissement, les poissons ont l’allure famélique, parce qu’ils ne mangent presque plus. Rien que des peaux sur des arêtes. Le moindre bruit suffit pour qu’ils accourent, espérant trouver de quoi avaler. Comme pour exprimer leur détresse, la bouche grandement ouverte, ces poissons réclament leur nourriture. « Quand on les (les poissons) regarde, ils font pitié », se désole le promoteur piscicole. A l’entendre, cette situation perdure depuis décembre 2022.

Pour l’instant, ce sont les sons de riz et de maïs qui constituent le palliatif. Mais à quel prix ? « Lorsqu’on alimente le poisson avec le son, on peut atteindre 12 mois sans récolter grand-chose. Le poids de 15 poissons réunis peut ne pas dépasser un kilogramme (kg) », relève M. Yougbaré. L’entreprise Aquapro Wendtoin Noura dispose d’une petite unité de fabrique d’aliment local destiné aux poissons, d’une capacité de 600 kg à l’heure. De nos jours, son fonctionnement est handicapé par la flambée des prix des matières premières sur le marché.

Une trentaine de pisciculteurs abdiquent

Le pisciculteur Yougbaré indique que le son de maïs dont le sac de 50 kg était à 1 750 F CFA est passé aujourd’hui à 10 000 F CFA sur le marché. Le sac de 50 kg de la poudre de poisson, lui, a atteint la barre de 32 000 F CFA alors qu’il était à 19 000 F CFA. Le kilogramme de soja qui se vendait à 250 F CFA se négocie de nos jours entre 350 et 400 F CFA.

A cette allure, Souleymane estime qu’il vaut mieux importer l’aliment que de le produire sur place. Faisant contre mauvaise fortune bon cœur, il se tourne de temps en temps vers l’aliment importé afin de limiter la mortalité de ses poissons. Celui qu’il achète du Ghana lui coûte environ 1 200 F CFA le kg, selon ses dires. Des coûts qu’il avoue ne pas pouvoir supporter pour longtemps, surtout avec ses employés qu’il doit payer. Dans certains bassins, il n’est pas rare de voir des poissons morts flotter sur l’eau, vaincus par la famine.

Une odeur de putois embaume parfois l’air et le rend suffocant. Le découragement mais pas le désespoir semble se lire sur les visages. Afin de remonter la pente, M. Yougbaré estime que l’Etat devrait subventionner l’aliment au profit des pisciculteurs, à l’image de ce qui se fait avec les intrants agricoles. A quelques encablures de là, Ousséni Ouélogo s’active aussi dans la pisciculture. Il y est depuis 2017. Dans sa rizière, il a aménagé quatre étangs de 400, 300, 100 et 50 m2 dans lesquels sont élevées les deux espèces de poisson en vogue à Bagré (tilapia et silure).

A ce niveau également, le manque d’aliment constitue le véritable goulot d’étranglement. Ousséni achetait l’aliment auprès de Bagrépôle mais depuis que l’unité de production a cessé de fonctionner, il se contente de son de riz pour nourrir son poisson. La conséquence, selon lui, est que les sujets ne grossissent pas comme il se doit. C’est pourquoi, M. Ouélogo dit vendre quelquefois le kilogramme de son poisson à un prix dérisoire de 1 000 F CFA, alors qu’en temps normal, il devrait dépasser le double de ce montant.

Sur le site de Didier Bangré, un autre aquaculteur, cinq étangs piscicoles, dont les superficies vont de 300 à 1 000 m2, sont aménagés. Environ 2 000 têtes de silures de quatre mois d’âge et 3 000 têtes de carpes de cinq mois se disputent les eaux. Dans un étang enherbé, il est en train d’expérimenter le croisement des silures pour s’assurer de leur reproduction dans ce milieu. Car, selon ses explications, les silures ne se reproduisent pas en situation de captivité si ce n’est en milieu naturel.

D’où l’enherbement de l’étang pour donner l’impression aux poissons d’être dans leur biotope. Les résultats de cette expérimentation sont attendus dans les deux prochains mois. Chez M. Bangré également, le constat reste le même : l’aliment fait défaut. Il l’importait du Ghana au prix de 17 000 F CFA le sac de 20 kg. Mais, il signale avoir mis un certain temps sans en commander. Quant à l’aliment importé d’Europe, Didier évalue son sac de 15 kg à 25 000 F CFA.

Des coûts qui ne sont pas à la portée des pisciculteurs de Bagré. « Si les conditions étaient réunies, je pouvais récolter entre sept et huit tonnes de poisson par an. Mais compte tenu des contraintes, j’attends trois ou quatre tonnes », fait-il savoir. Le manque d’aliment pour le poisson impacte négativement les activités des pisciculteurs privés à Bagré, à telle enseigne que beaucoup ont préféré jeter l’éponge.

En plus de l’aliment, Bagrépôle a l’ambition de fournir des alevins de qualité aux pisciculteurs.

« A Bagré, nous sommes 33 promoteurs piscicoles privés, mais ceux qui sont présentement en activité ne dépassent pas trois. Tout cela, à cause des contraintes de production », s’inquiète Souleymane Yougbaré. Toutefois, leur salut pourrait venir de l’unité de production d’aliment de Bagrépôle. En effet, fermée pendant plusieurs années pour raison de panne technique, cette usine est de nouveau sur pied. Selon le directeur d’exploitation du centre d’élevage piscicole de Bagré, Dimanche Ouédraogo, des travaux de réhabilitation en cours dans ledit centre ont pris en compte l’unité de production d’aliment.

Il souligne que sa réception technique a été faite depuis février 2022 et des essais de production sont en train d’être effectués. Cette phase de tests permet actuellement à Bagrépôle de produire l’aliment nécessaire pour ses propres activités piscicoles, en attendant les derniers réglages.

400 000 tonnes d’aliment par an

Et le Directeur général (DG) de Bagrépôle, Donkora Kambou, de renchérir qu’il est impératif que l’usine fonctionne, parce que sa structure dispose d’infrastructures de production de poisson, notamment des bassins et des étangs piscicoles, qu’il faut alimenter.« Si l’aliment est disponible, nos infrastructures peuvent nous permettre de produire autour de 120 tonnes de poisson par an. Pour les alevins, on peut en produire jusqu’à 5 millions par an et fournir aux autres pisciculteurs », mentionne-t-il.

Le 12 avril 2023, c’est juste une tonne d’aliment que l’usine a produite pour le centre d’élevage piscicole. A écouter l’inspecteur des eaux et forêts, Dimanche Ouédraogo, le processus d’acquisition des matières premières est déjà engagé et d’ici là, l’unité sera entièrement opérationnelle pour mettre des aliments de qualité à la disposition des pisciculteurs.

A ce niveau, le DG de Bagrépôle informe que si l’usine fonctionne à plein régime, elle peut produire autour de 400 000 tonnes d’aliment par an. « C’est une unité polyvalente qui peut fabriquer, à la fois, de l’aliment pour le poisson, la volaille et le bétail », précise-t-il. Le centre d’élevage piscicole a aussi pour vocation de mettre à la disposition des aquaculteurs burkinabè et de la sous-région ouest-africaine, des alevins de tilapias et de silures de qualité. Pour ce faire, il a repris sa production d’alevins.

Sur le terrain, une écloserie moderne est en train de prendre forme et viendra renforcer celles existantes. A écouter le directeur d’exploitation, le centre aura une capacité de production de 1 million 500 mille alevins de tilapias, extensible à 5 millions et de 600 mille alevins de silures. Et Dimanche Ouédraogo espère que tout sera prêt en fin d’année 2023. Pour l’instant, la production d’alevins est faite en fonction de la demande. Ce jeudi 13 avril 2023, Paul Zombra, chargé de la production d’alevins, et son équipe, composée en majorité de stagiaires, s’activent pour l’alevinage de bassins.

Souleymane Yougbaré présentant un de ses poissons morts, faute d’aliment.

L’opération consiste à transférer des alevins de tilapias mâles de l’écloserie vers des bassins de grossissement. Ce sont environ 20 000 alevins qui sont concernés par cette action du jour tandis que 4 000 autres sont en attente d’être enlevés par un client. Leurs prix unitaires varient de 60 à 250 F CFA en fonction de leur taille. Devant l’un des bassins, une jeune stagiaire jette des poignées d’aliment dans l’eau. A côté, un autre jeune homme en fait autant.

C’est l’heure de donner à manger aux alevins. Ils accourent par colonnes et s’agglutinent autour de l’aliment. La surface de leurs bassins est couverte de filets qui protègent ces minuscules poissons des prédateurs tels que les hérons cendrés et les martins-pêcheurs. Un peu plus loin, un dispositif particulier est installé aux abords des grands bassins contenant des sujets adultes. Il s’agit de leur système d’alimentation qui, lui, est mécanique.

Au regard de la taille de ces bassins (3 500 m2), des aérateurs à palettes sont installés dans l’eau pour faciliter son oxygénation et permettre aux poissons de s’épanouir. Sur le site piscicole de Bagrépôle, les bassins et les étangs sont aussi impressionnants les uns que les autres. Leurs superficies varient de 150 à 3 500 m2. Selon les estimations de Dimanche Ouédraogo, les 24 bassins et les 33 étangs donnent une superficie en eau de 49 000 m2, soit environ 5 ha de plan d’eau. Il est même prévu des extensions avec deux bassins de 7 000 m2 chacun, selon lui. En attendant, les infrastructures existantes vont fournir, dans sept mois, entre sept et huit tonnes de poisson.

Le coût exorbitant des bassins

La vente de ce poisson dont le kilogramme tourne autour de 2 500 F CFA pourra rapporter plus de 15 millions F CFA, en fonction de la taille des sujets. Le manque d’aliment avait aussi impacté la production de poisson dans le centre piscicole de Bagré. Entre temps, affirme Paul Zombra, le centre était obligé d’importer l’aliment du Ghana.

Si de nos jours, Bagrépôle a signé un contrat avec un grossiste qui enlève son poisson, ce n’est pas le cas pour les alevins dont la demande reste timide, selon le directeur d’exploitation du centre d’élevage piscicole. « En 2022, nous avons vendu moins de 300 mille alevins », déclare Dimanche Ouédraogo.

Outre le problème d’aliment, les pisciculteurs de Bagré sont confrontés à d’autres contraintes qui compromettent leurs activités. L’insuffisance de moyens financiers semble être une maladie commune à tous. Pendant que Ousséni Ouélogo est dans un besoin urgent de réhabiliter ses étangs dont les flancs ont été dégradés par les silures, Didier Bangré, lui, sollicite un grillage pour clôturer son site de production piscicole. Ce dernier décrie aussi la qualité des alevins qu’il reçoit pour le grossissement.

Pour lui, il existe dans certains pays voisins des souches de poisson dont la récolte peut se faire après quatre ou cinq mois de grossissement. A ce sujet, le DG de Bagrépôle rassure que des dispositions seront prises pour satisfaire les besoins des pisciculteurs. « Nous sommes en train de prospecter d’autres souches de poisson, parce qu’il faut produire en fonction de la demande. On peut même aller vers d’autres types de production aquacole, tels que les crustacés et les huîtres », clarifie-t-il.

Il en est de même de la possibilité d’expérimenter l’agro-pisciculture à Bagré, cette technique qui consiste à produire simultanément le riz et le poisson dans la même parcelle. Une initiative que Donkora Kambou trouve louable et qu’il compte développer en partenariat avec les producteurs intéressés. Les coûts de réalisation des bassins et étangs sont aussi de nature à dissuader les pisciculteurs.

Dimanche Ouédraogo parle de trois à quatre millions F CFA pour réaliser un bon bassin de 400 m2 tandis que Didier Bangré estime qu’il faut mobiliser environ 1 million 600 mille F CFA pour bénéficier d’un étang de la même superficie. Des coûts qui sont loin d’être à la portée de toutes les bourses. La concurrence du poisson importé et de pêche sur le marché n’est pas non plus à négliger. « La demande du poisson d’élevage est forte mais on a un problème d’écoulement, parce que celui importé coûte moins cher.

Les gens veulent aussi acheter le poisson d’élevage comme celui de pêche, alors que c’est différent », déplore M. Ouédraogo. Il ajoute que l’un des soucis majeurs rencontrés par son unité de production d’aliment est l’indisponibilité des matières premières. Car, avance-t-il, Bagrépôle étant une société d’économie mixte dont l’Etat est l’actionnaire principal, il est soumis aux règles de passation des marchés comme dans les autres services publics.

D’où parfois des lenteurs dans la fourniture des intrants. Pour l’instant, tous les pisciculteurs de Bagré ont les yeux rivés sur l’Etat en vue d’un éventuel soutien qui va leur permettre de sortir de l’auberge.

Mady KABRE