Comptoir des tubercules de la Sissili : un joyau qui sombre à petit feu

Un bâtiment qui n’est que l’ombre de lui-même.

En vue d’une bonne organisation de la commercialisation de leurs tubercules, les producteurs de la Sissili, dans la région du Centre-Ouest, ont bénéficié d’un comptoir moderne à Léo. Mais depuis la réalisation de l’édifice en 2016, il peine à fonctionner. De nos jours, il est carrément à l’abandon. Le manque d’électricité est la principale raison évoquée par les acteurs pour déserter leur lieu de travail. Petit à petit, ce sont plus de 58 millions F CFA qui sont en train d’être consumés.

Une infrastructure moderne trône majestueusement au secteur 4 de Léo, surnommé « la cité des ignames ». Située entre les magasins des céréales et la gare routière, elle est bâtie sur un espace d’un demi-hectare. De couleur jaune et vert, l’éclat du local ne passe pas inaperçu aux yeux des usagers de la route menant à Boura, à l’ouest de Léo. Ce joyau qui scintille de l’extérieur constitue le point commercial ou le comptoir des tubercules de la Sissili.

Ce jeudi 15 juin 2023, les portes de l’infrastructure sont restées hermétiquement closes. Aucune présence humaine en ce lieu censé grouiller de monde les weekends qui coïncident avec les jours de marché des tubercules. Nous y avons rendez-vous avec les responsables de la coopérative Nelvy (changeons de comportement pour mieux avancer, en langue nuni) à qui la gestion du local incombe. Après quelques hésitations, nous sommes autorisés à y accéder. La pâleur des visages témoigne de l’ampleur des difficultés que traverse le comptoir commercial depuis belle lurette.

Dès le portail, ce sont des touffes d’herbes qui accueillent les visiteurs. Des arbustes ont même eu le temps d’y pousser et de grandir. Des locaux à l’abandon, des murs défraîchis, des mobiliers de bureau entreposés pêlemêle, un tapis de poussière enveloppant entièrement le carrelage du sol, etc. C’est le spectacle désolant que donne à voir le point commercial des tubercules, devenu presque un nid de lézards. Devant le bâtiment principal, des débris de verre jonchent la terrasse.

La fenêtre de droite a eu sa vitre brisée. Un morceau de bois, gisant à côté, semble être l’arme qui a servi à commettre le forfait. Quelques bureaux ont aussi subi le même sort, avec des portes défoncées. Apparemment, des malfrats sont passés par là. Le président de la coopérative Nelvy, Zomakanaté Nébié, est affirmatif sur cet état de fait. Selon ses dires, le bâtiment a reçu la visite de cambrioleurs en décembre 2022 et une plainte a été déposée à la police à cet effet.

Des vitres sans grilles de protection

Le concepteur du comptoir commercial, Anas Yago : « La vision que j’avais de ce local a été bafouée ».

A l’écouter, les larrons qui pensaient trouver des espèces sonnantes et trébuchantes dans les tiroirs ont été déchantés et n’ont pu prendre grand-chose. Le portail de la cour, lui, est resté intact. Ce qui suppose que les détrousseurs ont dû escalader le mur, haut de plus de deux mètres, pour se retrouver à l’intérieur. M. Nébié en veut à l’entreprise qui a exécuté les travaux de construction de l’édifice, car n’ayant pas prévu des grilles de protection au niveau des fenêtres.

C’est cette défaillance qui, selon sa conviction, a favorisé le vol par effraction. Un coup d’œil sur les ouvertures du bâtiment permet de détecter cette anomalie. Aucune n’est protégée par une grille. Au départ, révèle Zomakanaté, un concierge avait été commis à la sécurité du local mais avec les tensions de trésorerie qu’a connues la coopérative, celui-ci a pris ses jambes à son cou. D’un coût de plus de 58 millions F CFA, le point commercial des tubercules a été réalisé en 2016 par le Projet 1 du Programme de renforcement de la résilience à l’insécurité alimentaire et nutritionnelle au Sahel (P1-P2RS).

Il se compose d’un salon, d’un magasin de stockage, de trois bureaux, de deux salles de réunion et d’une salle de vente et d’exposition. Cette plateforme a été inaugurée en 2019, à la faveur de la 25e édition des journées promotionnelles des tubercules, tenue du 14 au 16 février de la même année à Léo. Toutefois, le comptoir a fonctionné quelque deux petites années, selon les bénéficiaires, avant de sombrer dans une léthargie. Jusqu’à présent, il est abandonné à son triste sort.

Zomakanaté Nébié parle d’un projet inachevé qui a plongé les acteurs des tubercules dans cette situation inconfortable. Pour lui, c’est le manque d’eau et surtout d’électricité dans les locaux qui les a poussés à la désertion. « On peut tolérer le manque d’eau mais sans courant, on ne peut pas travailler », clame-t-il. A titre illustratif, il cite les ordinateurs, les climatiseurs et les brasseurs qui ne peuvent fonctionner sans électricité. Abdou Chamadou Nignan est l’un des membres de la coopérative Nelvy, forte de plus de 200 personnes. Il indique que leur structure a perdu beaucoup d’argent à cause du souci d’électricité qui ne leur permet pas de louer les salles de réunion.

Malgré l’absence de commodités, fait savoir M. Nignan, les responsables de la coopérative avaient commencé à fréquenter les bureaux. Des réunions avec les producteurs de tubercules s’y tenaient également. « On avait érigé un hangar à l’intérieur de la cour pour permettre aux producteurs de stocker leurs tubercules contre paiement de 500 F CFA par personne », renchérit Zomakanaté Nébié. Cette activité qui permettait de renflouer les caisses de la coopérative s’est aussi estompée à la suite de la fermeture de l’infrastructure.

Le désespoir des gestionnaires

En attendant la relance du comptoir, la commercialisation des tubercules continue de se pratiquer dans le désordre à Léo.

Il en est de même pour les transformatrices de tubercules. Après quelques essais d’occupations des boutiques d’exposition et de vente, elles vont vite abandonner pour des endroits plus commodes. De plus en plus, le désespoir s’installe au sein des gestionnaires du comptoir commercial. Les autorités communales sur qui ils comptaient pour débloquer la situation n’ont pas donné suite à leur requête jusqu’à la dissolution des conseils municipaux. En effet, raconte le président de la coopérative Nelvy, les responsables de la mairie de Léo avaient promis d’installer l’électricité et l’eau dans le point commercial des tubercules.

Dans l’espoir de voir ce rêve se réaliser, lui et ses camarades ont multiplié les va-et-vient à l’hôtel de ville sans obtenir gain de cause. « Une fois, la mairie nous a renvoyés vers la Société nationale d’électricité du Burkina (SONABEL) qui, à son tour, dit qu’elle n’attend que le mot d’ordre des autorités municipales pour s’exécuter », précise Abdou Chamadou Nignan. Dans ce jeu de ping-pong, le bâtiment est resté jusque-là sans électricité ni eau. Certains matériels tels que les climatiseurs, les brasseurs, les ordinateurs et les lampes n’ont jamais été mis en marche depuis leur installation. Leur pronostic vital semble déjà engagé.

Zomakanaté dit ne pas être sûr que ces appareils fonctionnent encore. Mais comment en est-on arrivé là ? Une question qui taraude l’esprit de nombre d’acteurs. Le producteur agricole Anas Yago, considéré comme le père fondateur du comptoir commercial des tubercules a une autre lecture de la situation. Il estime que le local peut bien fonctionner si les bénéficiaires sont réellement engagés. Toutefois, il tient à faire quelques précisions. « A la réception provisoire de l’infrastructure en 2017, ces questions d’électricité, d’eau et de grilles de protection ont été évoquées.

Mais les partenaires ont indiqué que ces aspects n’étaient pas pris en compte lors de la conception du dossier et que cela était à notre charge », mentionne M. Yago. A cette époque-là, il occupait le poste de secrétaire général, cumulativement avec celui de président de l’Union provinciale des producteurs de tubercules de la Sissili qui était vacant. C’est cette même structure qui était chargée de l’organisation des journées promotionnelles des tubercules. Pour ne pas laisser le joyau dans l’obscurité, Anas dit avoir entrepris des démarches auprès de la SONABEL en vue d’installer le courant.

Mais contre toute attente, il se voit débarqué de la tête de l’union, sous le prétexte d’un renouvellement de bureau. C’était en fin 2017. « Par pure jalousie, beaucoup d’acteurs n’étaient pas d’accord qu’une telle infrastructure passe par moi pour être implantée dans la province. Alors que c’est moi qui ai eu l’initiative et poursuivi le dossier », se désole M. Yago. Du même coup, il est écarté du comité d’organisation de « la fête de l’igname ».

Une perte pour la commune

L’intérimaire du DP en charge de l’agriculture de la Sissili, Alassane Sawadogo, estime que le manque d’électricité ne peut pas être un prétexte pour laisser le local sombrer.

Au final, Anas dit être convaincu que son éviction a des relents politiques. Malgré son désarroi, il n’hésite pas à faire des suggestions pour « ressusciter » le point commercial. A son avis, au lieu d’attendre la mairie, les acteurs actuels peuvent se tourner vers d’autres partenaires pour faire le plaidoyer. « Les différentes organisations de producteurs de tubercules peuvent même se cotiser pour installer le courant », propose-t-il. L’intérimaire du Directeur provincial (DP) en charge de l’agriculture de la Sissili, Alassane Sawadogo, embouche la même trompette.

Pour lui, le manque d’eau et d’électricité ne doit pas empêcher la bonne marche des activités au niveau du comptoir. « C’est vrai que cela peut avoir un impact sur son fonctionnement, mais pas le bloquer totalement », estime-t-il. Par conséquent, il invite les gestionnaires à trouver des alternatives pour sauver leur lieu de commerce. Pour le Président de la délégation spéciale (PDS) de Léo, Kassoum Koalga, voir une telle infrastructure qui ne fonctionne pas est une perte pour la commune.

Il dit n’avoir jamais été saisi de ce problème. Néanmoins, M. Koalga reconnait que beaucoup de bâtiments dans sa ville manquent d’eau et d’électricité. C’est pourquoi, lors de sa prise de fonction, il avait instruit ses services compétents de faire le point des infrastructures en souffrance afin qu’on puisse les réhabiliter et les mettre en location. « Le plus souvent, on élabore les projets de construction des bâtiments en oubliant le volet eau et électricité », déplore le PDS de Léo.

Par rapport au blocage du point commercial des tubercules, il estime que cette difficulté n’est pas insurmontable. C’est aussi l’avis du haut-commissaire de la province de la Sissili, Tewendé Isaac Sia, lorsqu’il soutient qu’il va prendre à bras-le-corps la question du comptoir. « Je veillerai à ce que ce bâtiment soit fonctionnel », promet-il. L’idée de créer ce cadre des producteurs de tubercules a germé en 2011. Alors qu’il était au four et au moulin pour l’organisation des journées promotionnelles des tubercules, Anas Yago a pris l’initiative de demander auprès des autorités du ministère en charge de l’agriculture un comptoir commercial au profit de ses compères de la Sissili.

« J’ai poursuivi le dossier jusqu’en 2016 et cela a marché », se souvient-il. L’objectif, pour lui, était d’aller au-delà de l’aspect festif des journées promotionnelles pour créer un cadre de promotion et de valorisation de leurs produits que sont les tubercules. Tous les producteurs sans exception, confie le concepteur du projet, devaient passer obligatoirement par le comptoir pour l’écoulement de leurs tubercules, avec en prime la vente au kilo.

« Avec cette organisation, nos produits n’allaient plus être bradés sur le marché comme c’est le cas actuellement. Les magasins devaient servir de lieux de stockage pour que les producteurs ne trimballent plus les invendus de leurs tubercules à la maison. Quant aux ordinateurs, ils devaient nous permettre de promouvoir la vente en ligne, à travers internet et les réseaux sociaux », clarifie M. Yago. Les transformatrices ne sont pas en reste. Des boutiques ont été prévues pour leur exposition-vente.

Un projet mort-né

Du reste, le projet allait permettre à l’ensemble des acteurs de la filière des tubercules de la Sissili de mieux se faire connaitre et de nouer des partenariats d’affaires.

Le désespoir se lit sur les visages des gestionnaires du comptoir.

Malheureusement, aux yeux de son concepteur, il semble mort-né. Près de sept ans après la réalisation de l’infrastructure, les résultats sur le terrain s’apparentent à un retour à la case départ. Les habitudes de commercialisation des tubercules n’ont pas évolué d’un iota. Ce jeudi matin du 15 juin 2023, l’espace vert, sis au côté nord-est du comptoir, qui sert habituellement de marché des tubercules, grouille de monde.

Sous les neems, des « monticules » d’igname s’étalent à perte de vue. La forte présence de l’igname ghanéenne est perceptible. Des camions-remorques de ce pays voisin, pleins à craquer de tubercules, sont garés par-ci, par-là. Des jeunes s’activent pour le déchargement. Dans un brouhaha général, vendeurs et acheteurs discutent des prix et font de bonnes affaires. Vraisemblablement, la vente en gros a pignon sur rue. 60 mille, 115 mille, 125 mille…, ce sont les prix qui sont proposés pour chaque tas, en fonction de la grosseur des tubercules.

Dans ce négoce, c’est l’acheteur qui arrive parfois à imposer son prix. Ce sont ces injustices, aux dires de Anas Yago, que le comptoir commercial voulait corriger. Aujourd’hui, c’est avec un pincement au cœur qu’il voit son projet tomber à l’eau. « La vision que j’avais du local a été bafouée », regrette-t-il. Quid de l’organisation des journées promotionnelles des tubercules ? Depuis la 25e édition tenue en 2019, cette fête est aussi restée lettre morte. Les organisateurs confient être en quête de financements pour sa relance.

Mady KABRE