Mgr Anselme Titianma Sanon, ancien président du Collège des sages : « Nous avons enregistré des cas de crimes horribles dont nous n’en avons pas parlé »

Mgr Anselme Titianma Sanon : « accepter se pardonner, c’est gagner demain ».

Carrefour Africain (C. A.) : comment êtes-vous arrivé à la tête du Collège des sages ?

Mgr Anselme Titianma Sanon (M.A.T.S.) : Tout a commencé après l’assassinat du journaliste Norbert Zongo qui était un ami intellectuel à moi. Pour la petite anecdote, quelques mois avant sa mort, il est passé chez moi et il m’a dit que cela pourrait être sa dernière visite, car il se sentait menacé. C’est ce qui est effectivement arrivé. Cela a donné suite à des mouvements sociaux à travers le pays. C’est ainsi que le 22 mai 1999, le président du Faso d’alors, Blaise Compaoré, a adressé un message à la Nation où il annonçait la création d’un Collège des sages qui ferait l’inventaire de tous les crimes ou évènements criminels commis dans notre pays depuis l’indépendance.

Les évêques ayant été conviés à faire partie de ce collège, Monseigneur Paul Ouédraogo et moi-même en étions les représentants. Alors, les membres du comité ont souhaité que le Collège des sages soit dirigé par un religieux et en particulier un évêque. Donc naturellement, c’était Monseigneur Paul ou moi. C’est ainsi, qu’en présence des anciens présidents, Saye Zerbo, Sangoulé Lamizana et Jean-Baptiste Ouédraogo, des commis de l’Etat comme Charles Bila Kaboré et les autres distingués membres du comité, j’ai été choisi pour diriger les travaux du Collège des sages.

C. A. : Pouvez-vous nous rappeler les missions qui étaient dévolues au Collège des sages ?

M.A.T.S. : Le Collège des sages avait pour mission de faire le catalogue de tous les crimes commis depuis l’indépendance. Et cela se faisait de deux manières. Les familles et autres ayants droit pouvaient rejoindre notre secrétariat physiquement pour se faire entendre ou le faire par écrit. Le collège a aussi mis en place des équipes qui étaient sous la coupe du pasteur Kompaoré de la Fédération des églises et missions évangéliques (FEME) et qui parcouraient tout le pays pour écouter les uns et les autres et recenser tous les cas de crime.

Le travail était gigantesque car, il devait être effectué sur une quarantaine de jours. Par ailleurs, on recevait les analyses et les préoccupations sans exception des institutions de l’Etat. Nous avons eu toutes ces informations autant que possible et il nous est revenu que le premier crime de sang était celui du parachutiste, Moumouni Ouédraogo. Aussi, les crimes ont été classés par catégorie, selon qu’ils soient prémédités et non.

J’avoue que cela n’a pas été facile d’entendre certains témoignages. En effet, au cours de nos investigations, des cas de crimes dramatiques nous ont été mentionnés dont nous n’en avons pas parlé, tellement ils étaient horribles. Des familles ont raconté qu’il y a dix ans de cela (Ndlr, dans les années 1990) elles étaient en train de manger et des gens sont venus chercher leur père et ensuite plus de nouvelles.

Le pesant devoir nous revenait d’annoncer aux familles les décès de leurs proches et d’indiquer certaines tombes pour ceux qui ont été enterrés. Ce qui a permis à des familles de procéder aux funérailles de leurs parents défunts. Et une fois que tous les crimes ont été recensés, il y a eu la proposition de la célébration de la Journée du pardon.

C. A. : Quelles sont les difficultés que vous avez rencontrées dans votre travail ?

M.A.T.S. : En effet, des évènements ont ralenti les travaux du collège comme cette affaire des militaires du Liberia. Il y a aussi le cas Robert Ménard de Reporters Sans Frontières qui ne nous a pas rendu les choses faciles. Ce dernier a tenu des propos tels que, « il n’y a que des imbéciles dans ce pays » et qui mettaient tout le monde dans l’embarras.

Cela dit, il en veut à tout le monde et il n’y a d’intelligent que lui. Les choses horribles de ce genre, tout le monde en a chez lui. Je ne le dis pas pour faire de l’apologie mais nous étions en train d’éteindre le feu et lui il vient de l’extérieur pour y mettre de l’huile. C’est ainsi que le permis de séjour lui a été refusé à sa deuxième venue et pas seulement au Burkina, car le permis d’entrée lui a été aussi refusé en Algérie à la suite de son souhait d’y participer à une journée de Reporters Sans Frontières.

En outre, des interventions, il y en a eu. Mais il se trouvait que nous étions en possession de dossiers compromettant certaines personnalités respectées du pays et cela a été notre arme pour contrer ces interventions. Notre travail étant terminé, nous avions remis le rapport à qui de droit et c’est ainsi qu’il a été décidé de l’organisation d’une Journée nationale du pardon et qui devait être pilotée par une délégation venue de la présidence.

C. A. : Pourquoi, selon vous, une Journée nationale du pardon ?

M.A.T.S. : Pour ma part, je m’y attendais plus ou moins. Au Rwanda, en Afrique du Sud et en Amérique latine, il y a eu le triptyque : vérité, justice et réconciliation. La journée du pardon est inspirée de ce modèle de verdict public. Et nous, suivant la situation que certains demandent la dissolution du régime pour une refondation des institutions, nous terminions par un appel, en se fondant suffisamment en la croyance des ressources du peuple pour opérer le changement.

Dans l’esprit de cet appel, c’était l’apaisement des cœurs. Aussi, des préalables ont été faits. A savoir qu’un schéma de pardon a été proposé à toutes les familles concernées et la majorité l’a accepté, sauf la famille de Thomas Sankara. Pour Norbert Zongo, le chef de famille avait accepté, par contre sa famille nucléaire a refusé. Avec le Collège des sages, nous avons répertorié les victimes, réparé des dommages et enfin demandé pardon. Aussi, des voix ont commencé à monter à l’image de celles de certains de mes anciens élèves et étudiants qui, manifestement, n’étaient pas pour le pardon.

Je me souviens que sous l’impulsion de maître Alidou Ouédraogo, une marche de protestation devrait se tenir, pas contre le pardon, mais contre le mode d’organisation de la journée. Il convient de souligner que bien de familles n’étaient pas pour le format organisationnel de cette Journée nationale du pardon. Il a fallu les convaincre par la suite car, pour elles, c’est à l’Etat de venir vers elles et non le sens inverse ; l’Etat s’étant constitué comme coupable.

Aussi, j’ai dit que nous sommes tous des criminels, car ceux qui pouvaient parler n’ont pas parlé et ceux qui pouvaient agir n’ont rien fait. Le 31 mars 2001, la journée s’est tenue avec quand même un personnel choisi. L’évènement a été reçu par l’ensemble de ceux qui étaient là. A l’issue de la célébration, j’ai reçu des coups de fil même de l’extérieur. Naturellement vous en doutiez, il y en a eu certains pour me savonner et aussi de la part de certains organes de presse et d’autres pour me féliciter.

Un de ceux qui m’ont beaucoup soutenu fut le regretté Albert, chef de Nanoro, dont les mots situent fidèlement le contexte social burkinabè. Il se demandait comment nous voulons parler de paix dans un pays où des gens ne s’aiment pas.

C. A. : Cette journée n’a plus été commémorée et pire, le pays fait toujours face à une fronde sociale. 20 ans après, la question de la réconciliation nationale reste d’actualité. Quelle analyse faites-vous ?

M.A.T.S. : De nos jours, j’entends dire que ça recommence encore et même de la part de ceux-là qui refusaient la Journée nationale du pardon il y a 20 ans. Aujourd’hui, tous appellent au pardon. Le contexte semble avoir changé, pourtant c’est bien eux les acteurs. En effet, il y a d’une part, ceux-là qui nourrissent l’ambition de terminer une révolution inachevée, eux ce sont les partis politiques.

Et d’autre part, fort heureusement, nous constatons l’expression d’une conscience de la part d’une certaine catégorie de jeunesse. Ce qui ressort encore de la part de certains des acteurs, c’est d’aller à la réconciliation mais pas de la manière de la Journée nationale du pardon. Ce qui m’amène à apporter une clarification car, cette comparaison ne saurait servir.

Ainsi, avec le Collège des sages, il a été plutôt question de pardon que de réconciliation. Toutefois, il faut prendre en compte ce fait qu’au départ ce n’était que des victimes mais maintenant ce sont des conflits, nombreux et délicats. Et j’ai peur qu’il n’y ait autant de conflits que de Burkinabè. Se pardonner et se réconcilier se rejoignent car, l’objectif recherché est que nous arrivions dans ce pays à endiguer l’inimitié et enterrer la hache de guerre pour redevenir des frères.

C. A. : Selon vous, faut-il aller à la réconciliation avant le pardon ou l’inverse ?

M.A.T.S. : En 2004 déjà, la réconciliation fut un thème de communication que j’ai eu l’honneur de livrer grâce à l’ONG Diakonia. Alors succinctement, je dirai que fondamentalement, se réconcilier, c’est cesser d’être étranger l’un par rapport à l’autre. La réconciliation est sollicitée lorsque dans une même famille par exemple, des frères deviennent étrangers entre eux.

Et au lieu du lien fraternel, de la distance s’installe entre eux et ils entretiennent l’un envers l’autre de l’animosité. Chacun est de son côté et si l’occasion se présente, on peut faire quelque chose de nuisible envers l’autre. Alors, la réconciliation met un terme à ce climat d’animosité et donne l’occasion aux protagonistes de se reconsidérer, de s’accepter et de se regarder comme des amis, comme des frères.

Le Collège des sages avait pour missions de répertorier les crimes commis, ensuite de demander pardon aux familles des victimes. C’est-à-dire de leur demander de faire table rase du tort dont elles ont été victimes. Avec raison, certains se demandent s’il faut se réconcilier avant de se pardonner ou faut-il se pardonner avant de se réconcilier ? Pour ma part, le plus profond, c’est le pardon.

Car, dès lors qu’on se pardonne on se tend la main. Sur le plan spirituel, le pardon a un sens profond et en Islam, une fois que tu as pardonné, tu as accepté oublier. Accepter pardonner, c’est dire que tout est gagné après.

C. A. : Que pensez-vous de la création d’un ministère en charge de la réconciliation ?

M.A.T.S. : Par deux fois, j’ai eu l’occasion de rencontrer le ministre en charge de la réconciliation nationale, Monsieur Zéphirin Diabré. Sa création répond à une démarche politique. En créant ce ministère, l’Etat lui-même se met en état de réconciliation. Donc, ça signifie que les politiques sont invités à rentrer dans cet esprit de réconciliation.

C’est un état de fait qui avait été amorcé lorsque maître Bénéwendé Sankara était chef de file de l’opposition politique. Et je pense que tous les partis politiques devraient rentrer dans cette moule. Malheureusement, on a tendance à penser que plus ça fait mal, plus ils veulent en rajouter. Tandis que dans l’esprit de construction au nom de la Nation, il y a des sacrifices qu’il faut accepter.

Aussi, il est à souligner cette session des partis politiques tenue à Bobo-Dioulasso en 2020, avec pour thème central le dialogue interpartis. Cela semble dénoter un état d’esprit : « on est fatigué de vos querelles ». En plus du défi sécuritaire, il serait indiqué que tous les partis politiques inscrivent dans leur programme cet état de fait pour que l’on sorte de cette situation afin de se réconcilier.

A mon avis, cela n’entame à rien la stratégie politique. C’est d’ailleurs par manque d’une claire vision que l’on s’enferme dans des croquis et comme le dit l’autre, c’est par manque de squelettes que certains restent des invertébrés. Il faut que chacun de nous accepte d’être à l’école de la réconciliation. Et chacun de nous devrait se demander : comment est-ce que ma façon de parler, de faire peut-il amener de l’accalmie dans le milieu, la communauté ou la ville où je suis ?

C’est à base de ce comportement que le ministère balisera le terrain afin de garantir les acquis avec la contribution des institutions comme le Haut Conseil pour la Réconciliation et l’Unité nationale (HCRUN) qui œuvre aussi pour la réconciliation. Et j’ose espérer que ce ministère prendra les notifications du Collège des sages.

C. A. : Accepteriez-vous de reprendre les rênes d’une mission comme le Collège des sages ?

M.A.T.S. : Certainement pas. J’ai vu certains qui étaient au Collège des sages qui, spontanément, ont voulu apporter quelque chose dans cette quête actuelle de réconciliation. Je me suis permis de dire qu’ils sont déphasés par rapport à la situation. On a l’impression que nous nous enfermons, de plus en plus, dans un état conflictuel, de violences et chaque mot, chaque fait devient un élément qui fait rebondir cette violence comme de l’huile sur du feu.

Cela touche les cœurs et les éléments de la société. Aussi, je mets ma bénédiction sur toutes les démarches qui sont faites pour le dialogue entre les personnes et entre les institutions. C’est la seule issue possible pour éviter d’agir comme « l’abeille contre la vitre ». Joseph de Suza le disait en son temps au Bénin : « convertissez-vous et le Bénin vivra ». Si chacun de nous a un cœur de paix, la moitié du chemin est gagnée.

C. A. : Cette moitié du chemin peut-elle aussi passer par l’éducation ?

M.A.T.S. : Le pape François, dans un de ses textes, souligne l’importance de la fraternité. Dire : « mon frère » est bien différent de « monsieur ». Nous devrons éduquer à cette fraternité citoyenne. Je pose la question à des parents pour savoir leur temps de présence auprès de leur progéniture. Combien d’heures par jour, par semaine ?

Combien de jours dans le mois ? Tout est une question d’organisation et de responsabilité. Comment un prêtre s’organise ? Comment le muezzin s’organise ? Le père de famille doit pouvoir s’organiser tel un pasteur et idem pour une mère de famille. Et si l’Etat ne le fait pas il faut l’amener à le faire. On est passé de l’éducation communautaire, collective, familiale à l’éducation individuelle.

Un système que l’on retrouve en Occident et même au Japon mais le Japonais arrive à faire la part des choses en ce sens que, cette vie individualiste s’arrête au perron de sa maison et il retrouve ses traditions. Ce qui semble être de l’utopie pour notre société car, à l’image des éphémérides qui sortent du trou et s’en vont et ne viennent plus, nous avons jeté l’eau du bain avec le bébé. Au lieu d’être des messieurs et des mesdames, revenons à la fraternité qui caractérise notre culture.

C. A. : Alors, notre culture peut-elle accompagner la réconciliation ?

M.A.T.S. : Dès lors que le « Goa tigui », le chef de famille ne peut plus parler à son aîné, le traitant de personne dépassée, il y a fracture sociale. Cependant, notre culture a des appuis intéressants qui édulcorent les causes de la recherche d’une réconciliation. C’est bien le cas des relations d’alliance entre les familles et de la parenté à plaisanterie dont j’ai eu l’honneur d’en parler en 2014.

Elle est une forme de justice. Ce sont des conventions, des contrats, des pierres blanches que l’on établit entre des familles, des castes, des communautés, des ethnies et des sociétés. Cette justice était plus humaine quand bien même certains traitaient nos sociétés de « sans hôpital, sans prison etc.… ». Notre culture est loin d’être pauvre car, elle a su préconiser le dialogue. Si on se parle, si on se salue, si on mange dans le même plat, on sera sauvé.

Interview réalisée par Rémi ZOERINGRE