Filière manioc dans la Sissili: des producteurs entre doute et espoir

Dans la Sissili, nombre de producteurs ont délaissé le manioc au profit d’autres spéculations.

Dans la province de la Sissili, les producteurs de manioc semblent être gagnés par le découragement. Terrifiés par la mévente de leurs tubercules, beaucoup d’entre eux ont préféré tourner le dos au manioc au profit d’autres spéculations, jugées plus rentables. De nos jours, la donne est en train de changer avec la naissance de petites unités de transformation. Mais la bataille est loin d’être gagnée.

Dans l’exploitation agricole de Anas Yago, au secteur 5 de Léo, dans la province de la Sissili, presque toutes les spéculations sont en attente de récolte. Une véritable course contre la montre pour le propriétaire qui ne sait sur quel pied danser. Il doit partager ses journées entre les différentes parcelles pour sauver ce qui peut l’être. L’igname, le maïs, le niébé, le manioc…, tout est prioritaire dans la ferme de ce producteur modèle.

Ce mercredi 9 novembre 2022, Anas s’active à déterrer sa patate douce à chair orange. Malgré son occupation, il nous fait découvrir son champ de manioc, situé juste à côté. Au sud de l’exploitation, cette spéculation s’étend sur une superficie de 6,5 hectares (ha). Des plantes de manioc, il y en a de toutes les tailles et de toutes les variétés. Pendant que certaines sont au stade de maturation, d’autres sont à l’étape de montaison. Des portions enherbées, on en trouve quelquefois.

Dans le champ de maïs, attenant à ceux de manioc et d’igname, des boutures de manioc, plantées en août dernier, sont en pleine croissance. Répandus sur un espace d’environ 3,5 ha, ces jeunes plants sont en train de remplacer progressivement les pieds de maïs qui vont être terrassés après la récolte de leurs épis. Production biologique oblige, ces tiges vont constituer en même temps de la fumure organique pour enrichir le sol. Mais déjà, la sécheresse se fait sentir sur les jeunes feuilles de manioc, visiblement fanées et jaunies par-ci par là. Dans la parcelle du manioc adulte, M. Yago a, auparavant, récolté plus d’un hectare. Le reste (plus de 2 ha) est toujours enfoui dans le sol qui s’assèche au fur et à mesure.

De hauts rendements

Les tubercules de manioc augurent de bonnes récoltes dans certains champs.

Muni de sa pioche, le producteur arrache, avec une technique propre à lui, un pied de manioc qui laisse découvrir de gros et longs tubercules. La moisson s’annonce bonne. Environ, 312 tonnes de manioc sont attendues de ce champ. L’attachement de Anas Yago à cette spéculation remonte à 1997, date à laquelle il décide d’avoir son propre champ de manioc. Depuis lors, son amour pour le Manihot esculenta (nom scientifique du manioc) ne cesse de grandir. De 0,25 ha au départ, il est à près de 7 ha de nos jours.

Les variétés produites ont aussi connu une nette évolution. Les variétés locales ont fait place à celles améliorées. Six variétés améliorées de manioc dont la V5 qui, semble-t-il, est très prisée, peuplent actuellement la parcelle de production de M. Yago. Les rendements, eux, avoisinent les 48 tonnes à l’hectare. « Parmi les spéculations que j’ai, le manioc est le plus productif avec de hauts rendements », confie-t-il.

Le chef de service de la production et des aménagements hydro-agricoles de la direction provinciale en charge de l’agriculture de la Sissili, Alassane Sawadogo, confirme cette assertion. « Les producteurs avisés qui appliquent la fumure organique et qui suivent les itinéraires techniques de production peuvent atteindre 60 tonnes à l’hectare (60t/ha) ainsi que ceux qui font le manioc irrigué », affirme-t-il. Anas Yago fait partie de ces producteurs chevronnés. Même s’il n’est pas encore au manioc irrigué, il arrive néanmoins à faire des merveilles avec la production pluviale (48t/ha environ).

Tout compte fait, il envisage d’aller au-delà de cette performance, pour peu que les conditions soient réunies. « On ne peut plus compter sur les pluies, parce qu’elles se font rares. Il faut aller vers l’irrigation à l’aide des forages et des barrages. Là, on peut raccourcir les cycles de production et doubler, voire tripler les rendements », se convainc M. Yago. Sinon, fait savoir l’agent d’agriculture, Alassane Sawadogo, vu l’état de dégradation des sols dans la province, les rendements du manioc se situent entre 20 et 30 tonnes à l’hectare. Des rendements qui, de son avis, sont bien loin d’être à la hauteur des attentes.

Mévente troublante

La plupart des producteurs associent le manioc au maïs. Ici, le premier est en train de remplacer progressivement le second.

De nos jours, il est rare de trouver, dans les environs de Léo, des producteurs qui s’intéressent encore au manioc. Beaucoup ont préféré jeter l’éponge à la suite de sa mévente pour se consacrer aux spéculations en vogue et très prisées, à l’image du soja ou du sésame. Le prix dérisoire du kilogramme de manioc, qui se situe entre 35 et 40 F CFA, soit 35 000 et 40 000 F CFA la tonne, a été l’élément dissuasif pour bon nombre de producteurs, à en croire les indiscrétions. Une situation qui a créé entre-temps une pénurie, au point que le manioc est en train de reconquérir sa place d’antan dans la province.

A écouter Anas Yago, cette année, la demande a dépassé l’offre sur le marché de Léo, faisant du même coup grimper le prix du manioc à 50, voire 60 F CFA le kilogramme. Un constat fait sur ledit marché, le jeudi 10 novembre, confirme les propos du producteur. Au milieu des monticules de tubercules d’igname et de patate douce qui s’étalent à perte de vue, aucune racine de manioc n’est visible. Beaucoup attendent le moment propice pour déterrer leur manioc et se faire de bonnes affaires, nous apprend-on.

A Yallé, à une quarantaine de kilomètres, dans la partie septentrionale de Léo, Boukaré Ouédraogo brille aussi dans la production de manioc. Venu de son Kongoussi natal à la recherche de terres propices à l’agriculture, il va s’essayer au manioc en 1999. Et pour trois raisons. D’abord, avance-t-il, le manioc épargne sa famille de la faim, ensuite il lui procure de l’argent et enfin, il restaure les sols appauvris à travers ses feuilles qui tombent. Avant d’atteindre la parcelle de manioc de M. Ouédraogo, il faut traverser une forêt d’anacardiers qu’il entretient avec soin.

Boukaré dispose de 4 ha de manioc, pour une production attendue de plus de 120 tonnes. Une partie du champ est occupée par une jeune plantation dont les boutures ont été mises en terre pendant l’hivernage. Ici également, le problème d’eau pour irriguer le champ se pose. Les effets de la sécheresse sont déjà perceptibles sur les feuilles. Trois variétés de manioc dont la V5 y sont produites. « Je produis plus la variété V5 parce que les gens l’apprécient et on peut bien faire l’attiéké avec », justifie le sexagénaire.

La transformation, le remède

Boukaré Ouédraogo, producteur agricole à Yallé, se dit convaincu que l’irrigation peut sauver la filière manioc dans la Sissili.

Chez lui, le souci de la mévente relève désormais d’un vieux souvenir. Las de voir chaque fois sa production bradée sur le marché, Boukaré décide de trouver un remède à sa situation : la mise en place d’une petite unité de transformation. Celle-ci lui permet non seulement d’absorber toute sa production mais aussi celle de l’entourage. « Avant cela, on souffrait beaucoup de la mévente. Si de nombreuses personnes ont abandonné la production du manioc, c’est en grande partie dû à cela.

Comme on ne peut pas le conserver, les acheteurs en profitent pour nous imposer leurs prix », se souvient avec un air de dépit M. Ouédraogo. Dorénavant, il se dit sauvé par son unité semi-moderne qui lui permet de transformer le manioc en attiéké, tapioca, placali, farine, etc. Des produits dérivés qui n’arrivent même pas à couvrir la demande, tellement elle est forte. « Je ne vends plus un seul tubercule de manioc au marché », se satisfait Boukaré pour qui, la transformation lui apporte des revenus substantiels.

L’unité a également sorti des producteurs voisins de cette hantise de la mévente. Mahamoudou Sawadogo (45 ans) et Pengbamba Sawadogo (46 ans) ne diront pas le contraire. Grâce à l’initiative de Boukaré, par ailleurs membre de l’union des producteurs de tubercules de la Sissili, ils n’envoient plus leur manioc au marché de Yallé. Pengbamba, la seule femme de son entourage à disposer d’un champ de manioc, soutient qu’elle arrive à subvenir à ses besoins grâce à cette spéculation.

A l’entendre, hormis les autres avantages, sa parcelle d’un demi-hectare de manioc peut lui procurer plus de 100 000 F CFA par récolte. Beaucoup de producteurs sont unanimes à reconnaitre que leur salut viendra de la transformation. Mais, malheureusement pour eux, ce maillon est toujours au stade embryonnaire. A Léo, relate Anas Yago, les unités de transformation sont artisanales et ne peuvent pas absorber toutes les quantités de manioc produites. Pour lui, ces transformatrices ne peuvent acheter plus d’une tonne à la fois. Anas garde toujours en mémoire ce calvaire qu’il a vécu un jour en voulant convoyer son manioc à Ouagadougou.

Avec huit tonnes de manioc à expédier dans la capitale, il s’est vu obligé de payer le transport à 40 mille F CFA, alors que le prix du kilogramme se négociait à 40 F CFA. Une véritable perte, selon lui, au regard du coût exorbitant du transport. « Le coût du transport de la matière première est trois fois plus cher que celui des produits transformés », déclare M. Yago. C’est pourquoi, il plaide pour que les unités de transformation se rapprochent davantage des lieux de production.

Il se dit convaincu que si ces conditions sont réunies, les jeunes seront plus motivés à produire le manioc. Anas informe être toujours attaché à cette activité par amour, sinon il allait basculer vers le sésame qui, semble-t-il, est très rentable. En attendant, c’est l’entreprise Faso Attiéké de Florence Bassono, basée à Ouagadougou, qui soulage Anas et bien d’autres producteurs de manioc de la province, parce qu’ils ont opté pour la production biologique.

« Le principal et fidèle client du manioc de la Sissili, c’est Faso Attiéké. L’entreprise a même signé un contrat avec les producteurs de la province pour la livraison d’une certaine quantité de manioc chaque année », révèle l’agent d’agriculture, Alassane Sawadogo. Pour lui, hormis ce client de taille, on enregistre des problèmes de mévente dans les localités et qui occasionnent des achats à vils prix.

Basculer vers l’irrigation

Grâce à son unité de transformation, Boukaré Ouédraogo a soulagé beaucoup de producteurs de manioc à Yallé.

Outre la mévente et le manque d’eau, les producteurs de manioc font face à d’autres difficultés qui sont aussi de nature à saper leurs efforts. La divagation des animaux en est une. Clôturer un champ de plusieurs hectares afin de le mettre à l’abri des attaques des animaux parait utopique pour beaucoup de producteurs. Selon M. Sawadogo, son service offre parfois de petits matériels dont des fils barbelés, dans le but de protéger, un tant soit peu, les exploitations de manioc. Malgré tout, elles sont toujours à la merci des animaux. Chez le producteur Anas Yago, le phénomène est plus critique. Contigüe à un marché de bétail, sa ferme agricole est envahie en permanence par les bêtes en laisse. Une situation qui lui a fait perdre environ 2 ha de manioc.

A Yallé, c’est plutôt le problème foncier qui retient l’attention. Plus de 20 ans après, Boukaré Ouédraogo poursuit toujours son dossier pour l’obtention d’un titre foncier en vue de sécuriser sa ferme agricole. Pour ce faire, ils appellent les autorités compétentes à la rescousse. Pour bien mener leurs activités, les producteurs souhaitent avoir des forages, équipés de pompes solaires, pour aller vers l’irrigation. Ceux-ci sont persuadés que c’est à ce prix qu’ils pourront booster considérablement leurs rendements.

Sinon, pour l’instant, ils sont obligés de patienter plus d’un an avant de brandir leurs premiers tubercules. « Si j’avais l’eau, j’allais récolter le manioc chaque six mois », déclare avec conviction Mahamoudou Sawadogo. Son collègue Boukaré ne veut même pas entendre parler de dons de forages mais plutôt de subventions. Ce qui va lui permettre aussi d’avoir deux récoltes par an. En attendant des lendemains meilleurs, les services de l’agriculture s’évertuent à apporter un appui constant aux producteurs de manioc. Les encadrements techniques, les dotations de fils barbelés, de tricycles, de boutures de manioc de bonne qualité…, sont autant de soutiens apportés aux producteurs de la Sissili.

Alassane Sawadogo assure qu’ils ont reçu les rudiments nécessaires sur les itinéraires techniques et qu’ils les appliquent à la perfection. « Il faut que le ministère en charge de l’agriculture se penche sur la filière manioc car, elle est délaissée. Alors qu’elle est très rentable et peut lutter contre l’insécurité alimentaire », suggère-t-il, avant de signaler qu’on peut remplacer le pain à base de blé par celui de manioc.

Mady KABRE